Le 30 septembre vient célébrer, chaque année, la Journée internationale de la traduction. La DIAIR a souhaité revenir sur son rôle de cohésion, sa capacité à rassembler et à contribuer à une compréhension mutuelle des idées et des savoirs en facilitant le dialogue entre les individus dont font partie les personnes réfugiées. La conseillère Education, Jeunesse et Culture – Nawal Safey – s’est entretenue, à cette occasion, avec Barbara Cassin – philosophe, philologue, helléniste, directrice de recherche au CNRS, membre du commissariat scientifique de la Cité internationale de Villers-Cotterêts et académicienne.

Entretien avec Barbara Cassin / Diair 2023

 

Eugen Coseriu affirmait que : « Du point de vue de la communauté, le langage n’est pas seulement un fait social, il est par l’altérité, le fondement de toute association humaine.» Cette phrase dit l’importance sociale de la langue et la capacité qu’a cette dernière à dépasser tout clivage, tout repli propre aux individualités. Le langage apparait donc comme un outil de compréhension, de communication, par essence, mais aussi comme un outil de mésintelligence.

 

Pouvez-vous revenir sur votre définition de la traduction ?

La traduction, cette activité qui vise à « transposer d’une langue à une autre », je la définis volontiers comme un savoir-faire avec les différences. Les idées de passage et de transmission sont présentes et plus que nécessaires dans un monde globalisé, et plus encore quand il s’agit de personnes réfugiées. Dans la traduction, il y a deux entités de même puissance et il y a, en outre, quelque chose à traduire, quelque chose entre les deux, quelque chose à produire : deux « autres » avec un « même » au milieu. La traduction est, par essence, le geste qui va réunir deux entités supposément distinctes. Pour ce faire, il faut séjourner « entre » et « avec ». C’est peut-être le premier exercice du savoir et du pouvoir que de traduire, un exercice de patience. C’est en tout cas un geste profondément politique et profondément humain.

 

Quel rôle doit adopter, selon vous, la traduction, face aux besoins des personnes réfugiées ?

La traduction est vitale pour elles. Elle s’illustre, déjà, par la compréhension du récit des personnes à travers l’interprétariat, lors de leur accueil en France. Parfois, il n’y a pas d’autre mot pour dire « traduire » que le mot « interpréter ». Par exemple, en grec ancien, que je pratique, ou en arabe, traduire et interpréter se confondent. Parfois, on suppose qu’avec la traduction, on va du même au même, mais du même au même le chemin est long. Et dans le cas concret, il faut d’abord parler, échanger, prendre le temps -donc avoir le temps de prendre le temps.

 

Appréhendée sous ce prisme, la traduction apparait dès lors comme une nécessité. Comment facilite-t-elle, selon vous, le dialogue et la compréhension nécessaire entre personnes réfugiées et société française, notamment, à travers l’expérience de l’altérité ?

Ce qui n’est pas moi fait peur sauf si j’en ai besoin. Et c’est ce besoin qui existe dont il faut faire prendre conscience. Je ne parle pas seulement des besoins matériels et concrets, comme ceux des « métiers en tension » par exemple, mais du besoin d’un autre, des autres que soi pour être soi, et pour qu’il y ait un monde. Ainsi, il faut « plus d’une langue » (c’est la devise qui figure sur mon épée d’académicienne) pour savoir qu’on en parle une.  Dans un contexte de repli sur soi où les discours basés sur la croyance se cristallisent autour de la figure de l’étranger, la traduction peut apparaître comme une clé de compréhension à travers le dépassement des craintes et des peurs. Si les incompréhensions existent au sein d’une seule et même langue, qu’en est-il des autres ? La traduction doit rendre le plus fidèlement possible ce qui est signifié sur le plan des concepts, des mots, mais aussi des affects, et même des signifiants, de l’effet que produisent les sons des mots, les rythmes des phrases et les manières de parler. C’est une immense exigence, et on ne peut que bricoler, avec respect et empathie.  Même sur le plan des concepts, en philosophie par exemple qui est mon métier, les termes apparemment les plus universels et identiques sont éclairés et colorés par la langue.

La traduction est un ouvre-boîte mais encore faut-il qu’il y ait une boîte à ouvrir et permettre ce temps d’arrêt. Il faut rentrer dans le monde de l’autre par quelque part, et il me semble qu’il y a deux situations clés où se révèlent les besoins premiers et les attentes : la profession ou les études, et la famille.

 

Comment, selon vous, peut-on créer ce temps d’arrêt ?

Il faut un étonnement. On est étonné par l’autre. On est étonné probablement quand on s’aperçoit que les recettes qu’on a pour soi ne suffisent pas. Que ce sont des recettes locales. Sans la traduction, on pourrait croire que ce qu’on est, est universel. L’étymologie du terme « idiot » renvoie à cela d’ailleurs, ça veut dire « privé », ce qui m’est « propre ». Il faut compliquer l’universel.

 

Pouvez-vous revenir sur le projet des Glossaires de l’administration française porté par l’association Maisons de la sagesse-Traduire et ses développements ?

La diffusion des Glossaires se poursuit. La numérisation des Glossaires qui démarrera prochainement pourra permettre une appropriation et un travail second qui répondra à l’objectif premier de ce projet, à savoir, permettre que les principaux destinataires des Glossaires soient ceux qui sont accueillis et pas uniquement ceux qui accueillent. Ils ont été inventés d’abord pour ceux qui arrivent, afin qu’ils découvrent et puissent percevoir la culture des autres que nous sommes, en même temps que nous nous initions à la leur.

 

Quel regard portez-vous sur la traduction, aujourd’hui, dans une société empreinte d’algorithmes et de l’immédiateté ?

L’intérêt pour la traduction s’est beaucoup accru, ces dernières années. On a compris que c’était ce qu’il y avait de difficile à traduire qui était intéressant, avec la notion d’intraduisible notamment. C’est ce qu’on ne cesse pas de traduire et non ce qu’on ne traduit pas.

Le fait de pouvoir faire des expositions sur la traduction, sur la langue, a contribué à changer les choses. La prochaine inauguration de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts qui comportera un parcours d’exposition consacré à l’aventure du français en est une belle illustration. Je travaille également à une prochaine exposition qui se tiendra à la Cour de justice européenne de Luxembourg.

L’un des enjeux contemporains, c’est de savoir ce qui se passe avec l’intelligence artificielle et la traduction automatique ou neuronale. Que peuvent nous apporter ces récentes évolutions ? Il va falloir que nous empêchions les intelligences artificielles d’être bêtes, de véhiculer biais et lieux communs, que les algorithmes ne soient plus attentifs aux ressemblances mais aux différences.

 

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